Journée hors-norme; quand nos lycéens manifestent.

Mercredi matin, une élève calme et scolaire vient me voir à la fin de l'heure pour me montrer le message qui circule parmi les lycéens sur les réseaux sociaux. Il s'agissait d'une circulaire invitant les lycéens à faire un blocus devant le lycée. Cette élève avait un peu peur; sa mère ne savait pas si elle pouvait laisser sa fille aller à l'école en sécurité.

A la pause de 10h, en salle des profs, le proviseur et les adjoints nous rejoignent pour nous expliquer que les DST communs sont maintenus vendredi et samedi, car nous ne pouvons pas anticiper l'ampleur du mouvement. Le lycée restera ouvert pour les lycéens qui souhaitent venir étudier. Entre collègues, nous nous amusons de l'opportunisme de certains élèves - ils entrent en politique les jours d'évaluations communes...

Le jeudi, on entend le mot 'blocus' murmuré parmi les groupe d'élèves lorsque l'on marche dans les couloirs. En échangeant des textos avec une amie enseignante dans un autre lycée, je comprends que le mouvement est déjà très fort dans d'autres lycées. Dans son établissement, les lycéens font un blocus depuis plusieurs jours, même scénario que pour d'autres lycées : Des lycéens qui manifestent guidés par les syndicats lycéens puis des jeunes de banlieue qui viennent s'incruster pour régler leur compte avec les CRS. Cela se transforme donc en poubelles brulées, policiers caillassés et bombes lacrymogènes; et donc évacuation/protection des élèves.

* * *

Vendredi matin donc, les enseignants arrivent volontairement un peu plus tôt - cela avait été conseillé en Point d'Info syndicale en salle des profs la veille. Je pensais personnellement que - nos élèves étant peu politisés - les choses resteraient mineures. Je suis sortie de ma voiture sur le parking du lycée, prête à aller chercher mes sujets de surveillance de DST au secrétariat. Je croise un collègue en chemin et en ouvrant la porte du lycée nous entendons une foule scander des phrases à l'unisson. C'était très impressionnant d'entendre une unité - peut-être concernant la réforme, espèrais-je naïvement :) - ça donnait des frissons!

Tout les enseignants étaient dans le hall, la salle des profs étaient déserte. Le proviseur avait ouvert le lycée sans changer le fonctionnement habituel. Avec une collègue, nous avons rejoints quelques autres profs à la limite de la grille - laissant passer les lycéens qui voulaient venir étudier et qui, les pauvres, se faisaient huer par les manifestants. Il y avait très peu d'espace et toujours les lycéens scandaient des paroles à l'unisson. Je ne suis pas restée car cela allait sonner et je devais aller rejoindre le peu d'élèves ayant réussi à se faufiler dans ma salle de surveillance. En chemin dans le couloir, je croise une collègue qui m'explique que - compte tenu des événements - le proviseur a pris la décision de suspendre les DST pour la matinée. La Vie Scolaire a envoyé un email pour prévenir les parents en début de matinée puis en fin de matinée pour faire un état des lieux de la situation.

Nous avons donc réuni les élèves qui étaient dans le lycée dans un même lieu - éloignés de l'entrée du lycée - au réfectoire. Un groupe de collègue a été désigné pour les surveiller. Une élève a été prise de panique dans cette ambiance de fin du monde, mais heureusement Anne l'une des deux infirmières était sur place à 8h ce matin, et Oriane la deuxième arrivait bientôt, à 9h.

* * *

Assemblée générale en salle des profs

Deux collègues ont pris la parole pour expliquer les évenements du matin. Les enjeux de la réforme ont été à nouveau évoqués. Il s'agit de la REFORME DU BAC dans un premier temps (précarisation des conditions de travail, suppression de postes et disparition à venir de certains enseignements, renforcement des disparités sociales) et de PARCOURSUP (critères de sélection peu orthodoxes et des bacheliers sans formation attribuée).

Il fallait alors prendre une décision. Les élèves dans la cours avaient également scandés : "Les profs avec nous!". Il s'agissait de s'avoir si nous nous greffions à leur mouvement ou non. Nous étions face à l'enthousiasme des élèves. Un collègue mentionnait la fraicheur de cette jeunesse et le fait que ce soit leur première expérience politique. Il expliquait que selon lui, il fallait les laisser évoluer seuls car il s'agissait de la manifestation des lycéens et non de celle des professeurs. Une autre collègue ajoutait que à 8h30 on n'entendait pas encore très bien les revendications des lycéens et que l'on ne se voyait pas s'associer à des revendications peu précises. De plus cela serait perçu comme une récupération politique.

Nous avons donc décidé de dire aux élèves que nous comprenions bien leur démarche, sans pour autant passer de l'autre côté de la grille pour manifester avec eux.

A la fin de la réunion, des surveillants sont venus nous informer que les CRS avaient déclenché des fumigènes et tiré une flashball en direction d'un groupe de jeunes à droite du lycée - des jeunes de la cité d'à côté s'étaient invités à la manif. Une élève a reçu un projectile au niveau du menton. Vers 9h30 de nombreux lycéens étaient rentrés chez eux mais une bonne centaine restait à manifester sur le parvis. Les CRS géraient la situation en tenant à distance les jeunes des cités de la manifestation étudiante. Ils protégeaient nos lycéens.

Nous étions tous retournés près de la grille. Les choses s'étaient calmées et la manifestation a repris son cours pacifiquement. Les élèves scandaient différentes choses : "Macron démission" en provocation à la vidéo assez humiliante des jeunes de Mantes-la-jolie ; "Non à la suppression des postes" plus en contexte ou encore l'hymne de la champions league (évidemment!).

Certains collègues étaient sortis auprès des élèves pour discuter avec eux et tempérer un peu les choses. Toutefois la direction nous déconseillait de sortir de l'établissement. Ma collègue et moi sommes donc restées à discuter avec les élèves, la grille nous séparant. Nous aurions aimé sortir comme les autres collègues, mais il était apparemment difficile de rentrer à nouveau. Certains parents étaient là. Une mère est venue nous voir pour faire des remontrances et nous dire de dire aux élèves que tout cela était dangeureux et qu'ils devaient rentrer chez eux. Mon collègue lui a expliqué que cela avait été dit mais que nous ne pouvions pas le faire à leur place.

Un collègue vient de recevoir un texto. Les collègues qui étaient de surveillance dans le réfectoire faisaient faire du yoga aux élèves pendant ce temps. Petit fou rire qui fait relacher la pression...

Sofia, l'une des CPE, arrive alors et vient dans chaque groupe expliquer que d'autres groupes de la cité étaient en train d'arriver et qu'il fallait que les élèves se protègent et rentrent chez eux. Nous avons tous fait passer le message et nous avons prêté un haut parleur à une élève du CVL, Chjara. Difficile de se faire entendre dans une foule désorganisée de lycéens. Un camarade la fait monter sur ses épaules. Tous les lycéens l'acclament "Chjia-ra! Chjia-ra! Chjia-ra!".

Un vrai discours de leader à 16 ans, c'est assez impressionnant. "Merci à tous d'être là! La CPE nous a dit qu'il y allait avoir des violences, il y a des jeunes des cités qui arrivent là donc il faut qu'on rentre tous chez nous (hués de la foule) parce qu'on a rien à voir avec eux! Notre manifestation est non violente. Mais on reviendra demain, et lundi et mardi et tous les autres jours jusqu'à ce qu'on se fasse entendre." Tonnerre d'applaudissements de la centaine de lycéen.

* * *

Ma collègue et moi étions repassés en salle des profs. Une collègue qui surveillait le réfectoire était venue demander un roulement. Nous sommes donc allées les relayer au réfectoire. Ambiance de siège, jeux de cartes pour certains, dessins pour d'autres, des élèves assis sur les tables au calme, pianotant sur leur smartphone. Une ambiance blasée... Les élèves ne savent pas quand ils pourront sortir. Ils ont des nouvelles en permanence sur snapchat par leurs camarades. Sur une table, un récipient de cuisine plein d'emballages de biscuits de cantine vides et des verres au fond desquels ne restent plus que les cercles de chocolat chaud englouti.

Suite à la recrudescence annoncée un peu plus tôt par Sofia, notre cuisinier - qui venait de recevoir une consigne au talkie-walkie - nous informe que nous devons confiner les élèves, sans créer la panique.

Une élève me demande si je peux parler à sa mère au téléphone. J'écoute et entends bien l'angoisse de cette maman de lycéenne. Elle aurait préféré que sa fille n'aille pas du tout au lycée et n'essaie pas d'y entrer ce matin. Je la rassure en lui disant bien que les élèves présents dans le lycée sont protégés et encadrés par de nombreux enseignants, loin des échauffourées qui ont lieu dans la rue du lycée. Je lui explique que le proviseur est en train de faire une annonce de la suite des événements en salle des professeurs et que nous saurons bientôt à quel moment et de quelle manière laisser sortir les élèves pour qu'ils rentrent chez eux le plus sereinement possible.

Environ cinq-dix minutes après la fin de cette conversation, les CPE - qui ont vraiment très bien gérés la situation - ont demandé aux élèves d'appeler leur famille avant de les réunir - à l'aide des enseignants - par groupes de 5 à 10 (pour qu'ils rentrent ensemble dans la même ville), et les ont fait évacuer accompagnés par un surveillant à l'autre bout du lycée bien opposé aux échauffourées.

Les élèves étaient enfin tous rentrés chez eux vers 11h. On nous déconseillait de prendre la route du côté de la cité pour rentrer. Le centre commercial du coin et le supermarché avaient fermé également en raison de ces mouvements.

Images issus des sites suivants: https://www.chezvlane.com/Assaba-Des-lyceens-en-colere-contre-le-manque-d-enseignants_a5803.html ; http://www.belzaran.fr/salle-des-profs-couverture/ ; https://fr.pngtree.com/freepng/cartoon-enclosure-material_1925879.html